L’occupation militaire, cette grande muette

Soldats israéliens déployés au checkpoint de Qalandia en mars 2011 lors de la Journée de la Terre www.merblanche.com all rights reserved

Aujourd’hui sort en librairie en France, un livre de témoignages. Ceux d’anciens soldats de l’armée israélienne qui ont décidé de dire tout haut ce qu’il se passe réellement dans les Territoires palestiniens occupés.
Des centaines de témoignages qui émanent de toutes les unités, de tous les Territoires (Cisjordanie et Gaza) et de tous les grades : du simple soldat au commandant de brigade en passant par des réservistes.

Le livre intitulé « Le livre noir de l’occupation israélienne » est édité aux éditions Autrement et donne un perçu des 950 histoires collectées par l’association israélienne Breaking the Silence (briser le silence). Une association créée en 2004 par Yehuda Shaul. Cet ancien soldat qui a servi entre mars 2001 et mars 2004, a voulu montrer le vrai visage de l’occupation militaire : ses buts véritables, ses exactions et son inefficacité.

Une démarche compliquée dans un pays (Israël) où le service militaire est obligatoire et dure 2 ans pour les filles, 3 ans pour les garçons. Au mieux, les briseurs de silence sont traités de menteurs, au pire de traîtres à la patrie.

Entretien avec Yehuda Shaul, octobre 2013.

Est-il facile de critiquer l’armée israélienne en Israël aujourd’hui ?

« Au sein de la société israélienne, les forces de défense israéliennes ont un rôle très important. Elles sont très respectées, c’est surement l’une des institutions les plus respectées dans notre pays. Et ce pour plusieurs raisons : par rapport à notre histoire et comment l’armée a défendu notre pays dans le passé. Et c’est ce qui rend la critique difficile. Quand vous parlez des exactions de l’armée, personne ne veut vraiment voir et écouter. »

Les témoignages du livre couvrent une période qui va de 2000 à 2010. Certains soldats ont attendu 10 ans avant de parler…

« Il y a beaucoup de soldats qui ont servi dans les Territoires palestiniens et qui se rendent compte aujourd’hui que ce qui se passe là-bas est mal. Une fois que vous y réfléchissez, que vous êtes à nouveau un civil, vous voyez les choses de manière différente. Vous ne les voyez plus à travers le prisme du cercle militaire. A ce moment-là, beaucoup de soldats, y compris moi, ne peuvent plus cautionner ce qu’ils ont fait. La terminologie militaire qu’on nous a rabâchés n’a d’un coup plus aucun sens. Et ils se mettent à parler ».

Des soldats israéliens lançant des gaz lacrymogènes sur les manifestants palestiniens. Qalandia checkpoint, mars 2011 www.merblanche.com all rights reserved

Des soldats israéliens lançant des gaz lacrymogènes sur les manifestants palestiniens. Qalandia checkpoint, mars 2011
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Vous décrivez dans le livre plusieurs tactiques militaires qui permettent à l’armée de « contrôler » les Palestiniens. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

« Tous les jours, les soldats sont envoyés faire ce que l’on appelle dans l’armée « marquer notre présence ». En gros l’idée c’est de dire que si les Palestiniens ont le sentiment que l’armée est partout alors ils auront peur d’attaquer. Donc par exemple à Hébron, vous commencez votre patrouille de nuit dans la vieille ville, vous entrez dans une maison palestinienne… au hasard, vous êtes le sergent vous choisissez la maison.  Vous réveillez la famille, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, vous fouillez la maison puis vous ressortez, vous frappez à des portes, lancez des grenades assourdissantes, vous faites du bruit et vous entrez dans une autre maison. Et voilà comment vous passez vos 8 heures de patrouille. Et c’est comme ça tous les jours, toute l’année, et ça ne s’est pas arrêté une seconde depuis le début de deuxième intifada en 2000. »

L’armée israélienne est appelée « les forces de défense israéliennes ». Le terme « défense » est-il approprié ?

« On a grandi avec l’idée que l’armée israélienne est dans les Territoires palestiniens pour protéger Israël  contre des actes terroristes. Mais quand vous lisez les témoignages, vous comprenez très vite que la partie « défense » de l’armée est très réduite. Ce que nous faisons surtout c’est de l’offensif mais pas seulement contre le terrorisme. L’objectif principal c’est d’empêcher la création d’un Etat palestinien indépendant.

L’occupation israélienne est pensée de telle façon qu’elle ne laisse aucune place pour l’émergence d’une force politique qui pourrait la remplacer, et l’occupation agira militairement contre toute opposition à son contrôle absolu sur les Palestiniens. »

Soldats israéliens déployés au checkpoint de Qalandia en mars 2011 lors de la Journée de la Terre www.merblanche.com all rights reserved

Soldats israéliens déployés au checkpoint de Qalandia en mars 2011 lors de la Journée de la Terre
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Finalement, votre livre dévoile la part sombre de l’occupation israélienne ?

« Non, le livre montre le vrai visage de l’occupation. Et une occupation militaire longue est mauvaise. Le seul moyen de contrôler gens contre leur volonté c’est de leur faire peur. Et une fois qu’ils sont habitués à un certain niveau de peur, vous devez alors leur faire encore plus peur. Encore et encore. Et c’est un puits sans fin. Un puits que l’on creuse depuis déjà plus de 46 ans.

« Je vous donne un exemple. Vous êtes 4 soldats à un checkpoint, il y a une centaine de personne qui attendent pour passer. La seule façon pour vous de vous faire entendre c’est que ces personnes aient peur de vous. Alors vous attrapez la 50e personne dans la queue et vous la frappez. Vous demandez à quelqu’un sa carte d’identité et ce quelqu’un sourit un peu trop alors vous le laissez au soleil pendant 8 heures et il va comprendre qui est le boss. »

Breaking the Silence a été beaucoup critiqué. Et une des critiques qui revient souvent c’est : « les témoignages remontent à plus de 10 ans pendant la 2de Intifada, c’est différent aujourd’hui »…

« Pour beaucoup d’Israéliens, l’occupation fait partie de l’Histoire, du passé. C’était en 1967 après la guerre. Et aujourd’hui c’est le statut quo. Nous disons « non, non, non ! » L’occupation des Territoires palestiniens est une campagne qui se poursuit partout tous les jours. Chaque maison construite dans une colonie en Cisjordanie est une occupation. Toutes les maisons palestiniennes fouillées au milieu de la nuit dans le seul but de persécuter la population est une occupation. Tous les checkpoints volants installés pour bloquer l’accès à un village est une occupation.

Un manifestant arrêté par des soldats israéliens au checkpoint de Qalandia lors d'une manifestation en mars 2011 www.merblanche.com all rights reserved

Un manifestant arrêté par des soldats israéliens au checkpoint de Qalandia lors d’une manifestation en mars 2011
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Les témoignages du livre sont anonymes. Pourquoi ce choix ?

« Les soldats qui sont toujours réservistes et qui viennent témoigner violent le protocole militaire et ils peuvent être envoyés en prison. C’est une des raisons pour laquelle la plupart des témoignages sont anonymes. Et puis la plupart des actions rapportées sont des crimes au regard du droit international et même parfois du droit israélien. Donc les soldats peuvent être poursuivis, c’est pourquoi certains veulent rester anonymes. Et puis il y  aussi la pression de la société, de son unité, de sa famille, de ses amis. »

Effectivement, de nombreuses actions rapportées sont illégales comme l’utilisation de Palestiniens comme boucliers humains, les destructions arbitraires de maisons palestiniennes.

« Dans le livre il y a aussi l’épisode d’une action menée pour venger la mort de 6 soldats israéliens tués près de Ramallah en février 2002. La nuit suivante, 3 bataillons des forces spéciales ont été envoyés à Gaza, Ramallah et Naplouse pour venger leur mort. L’ordre était très clair : « ils ont tués 6 des nôtres, on va tuer 6 des leurs ». La mission était claire : 2 heures du matin, checkpoint palestinien, toutes les personnes qui s’y trouvent seront abattues qu’elles soient en uniforme ou non, armées ou non. Au final, 15 Palestiniens ont été tués. Ce genre d’opération, cette revanche, c’est ce que font les gangs, ce n’est pas ce que doit faire l’armée d’un pays démocratique ».

Certaines personnes en Israël vous accuse d’être un traître à la patrie. C’est comme ça que vous vous voyez ?

« Si j’avais l’impression d’être un traître pour mon pays je ne ferai pas ce que je suis entrain de faire. C’est exactement l’inverse. Je pense que c’est la ligne politique de notre gouvernement aujourd’hui qui est la plus grande traitrise faite à l’Etat d’Israël. Cette ligne politique nous dit ceci… c’est une équation en fait : « le droit d’Israël à exister équivaut au droit d’Israël à occuper les Territoires pour toujours ». En gros, le gouvernement nous dit que c’est un jeu à somme nulle : c’est soit nous, soit les Palestiniens. Et c’est pourquoi de la mer Méditerranée au fleuve du Jourdain il ne peut y avoir qu’une seule souveraineté et cette souveraineté c’est à nous de l’obtenir. Donc les Palestiniens ne seront jamais libre et l’occupation ne s’arrêtera jamais. Et je pense que cet agenda politique est totalement destructeur. C’est cette volonté de prolonger l’occupation qui délégitime l’Etat d’Israel. Si on veut être patriotique, il faut casser cette équation. D’un côté, il y a le droit d’Israel à exister et ce droit est bien différent de celui d’occuper les Palestiniens. Aujourd’hui, rien ne peut justifier une occupation aussi longue. »

 

Témoignage d’une ancienne soldate rencontrée en juillet 2013.

 

« J’ai 30 ans. J’ai servi dans l’armée, dans une unité mixte entre 2003 et 2005. J’étais affectée dans la région de Qalqilya, au nord-ouest de la Cisjordanie. Notre mission se résumais à rester aux checkpoints, et à faire des patrouilles.

« C’était très ennuyeux. On faisait les mêmes choses encore et encore tous les jours. Parfois, on voulait juste un peu d’action. Je me souviens, un jour, on était en patrouille près du mur de séparation près d’un village palestinien. On s’ennuyait à mourir, vraiment. Et d’un coup mon commandant nous dit : « allez, on a qu’à lancer des grenades assourdissantes ! » Pour cela, le commandant a appelé la base et il a menti. Il a dit que des enfants palestiniens nous lançaient des pierres et qu’on devait répliquer. Donc on a pris des grandes assourdissantes et on les a jetés sur les Palestiniens de l’autre côté du mur. L’explosion était énorme. Je me souviens qu’une femme était si effrayée. Moi j’étais très fière car c’était la première fois que je lançais une grenade. Ensuite, on est remonté dans le véhicule et on a continué notre patrouille. Et d’un coup, 5 minutes après, j’ai été envahi de honte. Je voyais cette femme palestinienne qui avait si peur. Et je me suis dit : mais pourquoi j’ai fait ça ? on n’avait pas besoin de faire ça !

« Pendant les patrouilles, vous êtes en contact avec des civils, avec les Palestiniens. Et vous êtes formés pour vous battre contre des terroristes, c’est ce qu’on nous dit. Mais en réalité vous avez à faire avec des personnes innocentes la plupart du temps. Vous ne combattez pas des terroristes ou des criminels. Juste des personnes normales qui veulent travailler et nourrir leurs enfants.

« Une des chose qu’on nous apprend c’est qu’il faut que les Palestiniens aient peur de nous, ils doivent nous craindre. Et je me souviens une fois, je disais à un garçon de reculer mais il n’écoutait pas et j’étais énervée donc j’ai chargé mon arme pour qu’il ait peur. J’ai mis en joue un enfant de 8 ans. Qui n’avait pas d’arme, rien. Juste un âne et une charrette. Et à ce moment-là ça me paraissait normal. C’est seulement 6 ou 7 ans plus tard que je me suis dit qu’il y avait un problème.
« En tant que soldat, vous suivez les règles. C’est rationnel. C’est ce que je dois faire. Vous ne vous dites pas : ce que je fais est mal, cet homme est innocent. Vous ne ressentez rien, vous êtes comme un robot.

« Au bout de 10 ans vous voyez les choses différemment. A l’armée, votre vision est réduite. Mais quand vous finissez le service, vous voyez les choses d’une autre perspective. Je suis allée à l’université, j’ai lu, j’ai rencontré des gens différents. C’est pourquoi j’ai décidé de briser le silence, j’ai fais des choses, j’ai vu des choses. Et je me suis rendue compte que ce j’ai fait à l’armée n’était pas bien.

«  Je vais à l’encontre du système, du gouvernement, de l’armée mais les gens ici, ils sont en plein déni. Pour eux, il n’y a pas d’occupation. Donc ce que je dis n’a aucune importance, ils s’en fichent. »

 

 

 

 

 

 

 

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